Ceux qui ont lu le Prince de Nicolas Machiavel ont retenu les paroles du diplomate et précurseur des sciences politiques conseillant aux hommes d’Etat d’éviter d’utiliser des mercenaires pour mener la guerre ou maintenir la paix sur leur territoire.
« Les mercenaires et les auxiliaires sont inutiles et dangereuses, car si tu fondes ton Etat sur l’appui des troupes mercenaires, ton trône restera toujours branlant. C’est qu’elles sont désunies, ambitieuses, indisciplinées, infidèles, braves devant les amis, couardes devant l’ennemi ; sans crainte de Dieu ni respect de leurs paroles ; avec elles, tu ne recules ta ruine qu’autant tu ne recules l’assaut, tu seras pillé par elles en temps de paix, par l’ennemi en temps de guerre (…) », disait le grand penseur politique.
Evgueni Prigojine, le patron de la milice privée Wagner, a finalement décidé de ne pas aller jusqu’au bout de ses menaces brandies contre le pouvoir de Vladmir Poutine. Les deux parties ont conclu in extremis un accord qui permet aux « rebelles », y compris leur chef, de ne pas être poursuivis, préservant la paix en Russie, garantissant un « exil » de Prigojine au Belarus, même si le pouvoir russe en sort un peu écorné.
La rapidité avec laquelle les colonnes de mercenaires bien entraînés et bien armés fonçaient vers Moscou, provoquant un début de panique dans les hautes sphères en dépit des capacités (théoriques) infiniment plus grands de l’armée russe, sous les regards inquiets mais plein d’espoir des dirigeants occidentaux, a fait de la journée du samedi l’une des plus palpitantes que le monde ait connues ces dernières années.
Une chute précipitée du pouvoir russe aurait provoqué inéluctablement un bouleversement des cartes à l’échelle mondiale (Belarus (ou Biélorussie), Syrie, Afghanistan, Irak, Corée du nord, Chine, Ukraine, Birmanie, Cuba, Centrafrique, Mali, Burkina Faso, Libye, Tchad, Soudan, Afrique du Sud, Turquie, etc) mais cela allait entraîner une question inéluctable : comment une armée parallèle, composée pour une bonne partie de repris de justice, de criminels endurcis, d’anciens prisonniers et autres, allait se comporter si elle parvenait à faire main basse sur les effrayantes capacités militaires de la deuxième plus puissante armée du monde (Ndlr : les partisans fanatiques de Poutine diront la « première ») ?
Comment les pouvoirs démocratiques africains allaient pouvoir résister face à la brusque augmentation des moyens d’action d’un groupe armé dont l’arrivée au pouvoir allait évidemment renforcer le pouvoir élu en Centrafrique et les putschistes au Mali et au Burkina Faso? Comment les cartes allaient être redistribuées en Libye et quel impact cela aurait pu avoir sur les autres pays où Wagner est installé ?
On peut dire qu’on l’a échappé belle, tant l’incertitude liée à un renversement du régime de Poutine, quel que soit son camp ou l’idée qu’on peut se faire du président de la Fédération de Russie, ouvrait la voie à toutes les hypothèses.
Cette manie de vouloir déléguer la guerre et les interventions extérieures avait déjà prouvé ses limites avec le groupe de mercenaires américains (Blackwater) en Irak. Les dégâts collatéraux provoqués par ce genre d’organisations privées surarmées ruinent souvent les idées qui ont prévalu à leur propre création.
Il se trouve qu’avec le spectaculaire rétropédalage de Prigojine, la situation du milliardaire et de son groupe Wagner a complètement changé. Il faudra donc s’attendre à des conséquences dans les pays qui leur ont fait confiance au point de leur déléguer et leur « défense nationale » et leur sécurité.
La première conséquence sera pour Prigojine lui-même, même s’il a pu gagner en popularité dans son pays, surtout dans les milieux ultra nationalistes. Quelles que soient ses relations privilégiées avec le maître de Moscou et « l’amnistie » dont il a bénéficié, à moyen terme il sera difficile de parier sur un bouton de chemise que son acte de « trahison » restera impuni.
De toute évidence, Poutine a voulu gagner du temps. Le président russe, qui participe indéniablement à l’équilibre de l’ordre mondial, ne saurait laisser une telle menace prospérer. Cela pourrait à terme le conduire à la dissolution pure et simple du groupe Wagner, à la réduction progressive des moyens d’actions de la société privée de mercenaires (en contrats, en hommes et en matériels) pour provoquer un émiettement progressif de ses composantes.
Une fois cette œuvre réalisée, Prigojine devrait avoir à méditer sur l’assertion selon laquelle en politique – et dans une bataille militaire -, « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ».
Dans les prochains mois, la mission de ces mercenaires en Afrique, présentée sous un mince vernis de « coopération militaire », va sans doute être repensée étant donné que le risque d’amenuisement des moyens financiers et matériels de Wagner est réel.
Une telle hypothèse affaiblirait bien entendu les pouvoirs africains adossés à Wagner, avec un risque évident de poussée islamiste (Mali, Burkina Faso) ou de groupes armés avides de pouvoir (Centrafrique).
Bien entendu, avec un leader comme Vladmir Poutine, qui a toujours plus d’un tour dans son sac, les choses pourraient ne pas être aussi « prévisibles »…
Oumar Camara