Sa révolution, le guide iranien a cherché pendant 45 ans à l’exporter. Le régime a rapidement appris à se montrer pragmatique et à mobiliser toutes sortes d’alliances avec des groupes armés pour maintenir, partout dans le monde, une forte pression sur Washington.
Après la révolution de 1979, la toute jeune République islamique d’Iran doit repartir de zéro en matière de politique extérieure : le corps diplomatique et l’armée sont sortis exsangues du changement de pouvoir, fidèles et révolutionnaires s’affrontent, parfois violemment. « Le nouveau régime n’avait pas d’expertise en politique étrangère, résume Houchang Hassan Yari, professeur au Collège militaire royal du Canada. Khomeini est central. Tout ce qui compte, c’est ce qu’il dit. »
Le guide de la Révolution, tel qu’il se fait appeler, trouve un moyen de canaliser les colères : les États-Unis, coupables d’avoir soutenu le Shah, jusqu’à la fin. Rouhollah Khomeini encourage ses partisans à prendre en otage 52 Américains dans leur ambassade à Téhéran. Pendant 444 jours, son chantage fonctionne et le monde constate l’impuissance de Washington face à la République islamique. Sur le plan intérieur, la responsabilité de tout ce qui va mal peut-être renvoyée vers ce même bouc-émissaire. Pas besoin d’assumer de mauvais choix politiques : c’est la faute aux États-Unis et à leur allié Israël.
Les autorités n’ont jamais cessé de menacer ces deux ennemis honnis, rendus responsables de tous les maux qui frappent le peuple. « Pendant 45 ans, les dirigeants iraniens n’ont cessé de parler de détruire ce qu’ils appellent la « tumeur » qu’est pour eux l’entité sioniste, constate Houchang Hassan Yari. La guerre actuelle à Gaza est l’opportunité parfaite. Qu’ont-ils fait ? Rien. »
La guerre, pour survivre
Le régime a appris, lors de sa guerre avec l’Irak de 1980 à 1988, que si la guerre est un outil précieux, encore faut-il qu’elle ne soit pas mortelle. Enthousiaste et ambitieux, l’ayatollah Khomeini encourage alors les Irakiens à imiter les Iraniens et à renverser Saddam Hussein, considéré comme un larbin des Occidentaux. Ce dernier prend l’initiative et, au motif d’un contentieux frontalier, tente d’envahir son voisin pour le faire taire.
« La guerre en Irak a mis le régime en difficulté, confirme Thierry Kellner, professeur à l’université libre de Bruxelles et auteur d’une Histoire de l’Iran contemporain aux éditions La Découverte. Mais elle lui a également permis de se renforcer. Présentée comme une agression étrangère, cela a fourni un excellent prétexte pour se débarrasser de tous les concurrents et de tous les anciens alliés. Ce type de régimes a besoin d’ennemis pour mobiliser la population et marginaliser les adversaires, accusés de collusion. »
Pour l’Iran, c’est un sursaut, analyse Pierre Pahlavi, professeur au Collège des forces canadiennes : « Saddam Hussein est armé par la communauté internationale. Cela nourrit le sentiment que le monde est ligué contre eux. » Quelques années plus tard, Téhéran va tirer un second enseignement en voyant comment les États-Unis et leurs alliés mettent fins aux ambitions du président irakien au Koweït. « Pendant la première guerre du Golfe, décrypte le chercheur, ils sont aux premières loges pour voir que les États-Unis sont technologiquement très en avance. »
Un régime pragmatique
Lorsqu’il le faut, le pouvoir iranien apprend donc à se montrer plus prudent. Notamment à travers des dirigeants destinés à incarner une forme d’ouverture, comme Hachemi Rafsandjani de 1989 à 1997 ou Hassan Rohani, de 2013 à 2021. « Ce ne sont pas eux qui prennent les décisions, observe Houchang Hassan Yari. Avant chaque déplacement à l’étranger, le président de la République rencontre le guide pour recevoir ses diktats. »
Pour Téhéran, c’est un moyen de présenter un visage plus poli pour temporiser lorsque la situation se tend. Après la guerre avec l’Irak, Hachemi Rafsandjani renoue le dialogue avec les dirigeants européens. Hassan Rohani, de son côté, rééquilibre les discours bellicistes de son prédécesseur plus radical, Mahmoud Ahmadinejad, en entamant des négociations sur le programme nucléaire iranien. Dans les faits, seul le guide de la révolution décide : Rouhollah Khomeini, de 1979 à 1989, puis Ali Khamenei depuis.
Et pour s’assurer de la survie du régime, celui-ci dispose de sa propre armée, en parallèle de celle du pays : les Pasdaran, les Gardiens de la Révolution. Une force fortement idéologisée qui, malgré sa faillite militaire face à l’Irak, a pris l’ascendant sur toute la société dans les années 1990 : « Leur poids est immense, observe Pierre Pahlavi. Il leur a fallu dix ans pour se remettre de leurs erreurs dans cette guerre. Mais ils ont investi massivement le Parlement, ont pris le contrôle de nombreuses entreprises, formant un conglomérat multi-sectoriel. »
Khomeini avait annoncé après la Révolution un Iran neutre, qui ne rejoindrait ni l’Est, ni l’Ouest. Un Iran défenseur des enfants de l’islam opprimés, qui inscrit cet engagement dans sa Constitution. Mais un Iran qui, finalement, se rapproche opportunément de la Russie et de la Chine. Peu importe que Moscou et Pékin oppriment des peuples musulmans en Tchétchénie et dans le Xinjiang. « Ces enjeux ne sont pas perçus par la rue islamique, analyse Pierre Pahlavi. Ce sont plutôt les universitaires qui y voient une preuve de la rationalité d’un pouvoir iranien capable d’être réaliste. »
Exporter la révolution
Les autorités iraniennes n’ont cependant jamais perdu de vue leur objectif principal à l’international. « La ligne directrice vers l’extérieur, c’est d’exporter la révolution, en particulier au Moyen-Orient, note Houchang Hassan Yari. Il s’agit de chasser ce qui est qualifié de valets des États-Unis pour les remplacer par des croyants de l’islam. Mais après la guerre contre l’Irak, il n’y a plus de moyens : il faut des chars, des avions, une arme nucléaire. »
Téhéran appuie plusieurs groupes armés qui font office d’alliés partout dans la région. Le Hamas, en Palestine, a l’avantage de faire oublier aux musulmans sunnites que l’Iran est chiite. Cette cause, chère au cœur de la communauté des croyants, lui assure une forte publicité. Le régime appuie également le Hezbollah libanais, les Houthis yéménites et la Syrie de Bachar al-Assad. Il livre des armes, une aide logistique et financière. Pour éviter de se retrouver en première ligne dans un conflit ouvert avec les États-Unis.
« Les Iraniens ont compris qu’ils sont des nains militaires et technologiques, observe Pierre Pahlavi. Cela les pousse à opérer de manière asymétrique, juste sous le seuil d’une guerre complète. Mais leurs proxies, opérant par procuration, ne sont pas des marionnettes et ont aussi leurs propres agendas. » L’Iran épuise ainsi ses ennemis, tout en pouvant décliner toute responsabilité lorsque ses amis vont trop loin.
Les Gardiens de la Révolution cherchent à multiplier ce type d’alliances hostiles à Washington partout à travers le monde. Et pas seulement en nouant des relations avec Moscou et Pékin : « L’Iran essaie d’utiliser toutes les possibilités, en Amérique latine et en Afrique, constate Thierry Kellner. Ce ne sont pas les axes principaux. Mais il ne faut pas les sous-estimer. »
Source/RFI