Tandis que les chefs d’état-major de la Cedeao se réunissent ce 17 août à Accra, le commissaire aux affaires politiques, à la paix et à la sécurité de l’organisation, Abdel-Fatau Musah, maintient les putschistes sous pression et érige la sécurité du président Bazoum en « ligne rouge ».
Jeune Afrique : Avant le coup d’État du 26 juillet au Niger, il y a eu ces dernières années des putschs en Guinée, au Burkina Faso et au Mali. Pourquoi la Cedeao réagit-elle cette fois différemment ?
Abdel-Fatau Musah : En trois ans, il y a eu sept coups d’État dans la région. Il faut arrêter cette contagion et nous pensons que c’est le bon moment avec le Niger, après tous les avertissements qui ont été formulés.
La Cedeao est par ailleurs sous une nouvelle administration. Le président Bola Tinubu est désormais à sa tête, et les Africains doivent connaître le rôle qu’il entend jouer en faveur de la démocratie et contre les dictatures militaires.
Mais pourquoi une intervention militaire est-elle envisagée ?
Nous n’avons pas dit que nous allions immédiatement utiliser la force militaire. Nous avons ouvert toutes les voies de résolution du conflit, en commençant par des offres de médiation, qui ont été rejetées par la junte [dirigée par le général Abdourahamane Tiani].
Je faisais partie d’une mission conjointe qui devait se rendre sur place [début août]. Nous étions sur le chemin de l’aéroport et nous avons dû faire demi-tour parce que [les putschistes] ne voulaient pas nous recevoir. Lorsque l’ancien chef de l’État nigérian Abdulsalami Abubakar et le sultan de Sokoto, eux, ont été confinés au sein de l’aéroport et que les putschistes ont lancé des ultimatums. Ils ont repoussé les efforts de médiation de la Cedeao, mais ils se disent maintenant prêts à discuter. Bien sûr, la population souffrira des sanctions et c’est donc à elle de faire pression sur la junte pour qu’elle rétablisse l’ordre constitutionnel.
La Cedeao est-elle vraiment unie sur la question du Niger ? En dehors de la Côte d’Ivoire, quel autre pays s’est engagé à fournir des troupes à la force d’intervention ?
D’un point de vue rhétorique, l’unanimité était totale lors du dernier sommet. Le seul État membre à avoir parlé d’une voix discordante est le Cap-Vert, qui a déclaré vouloir une résolution pacifique. Mais personne ne s’est opposé à une action militaire au cours de la réunion.
Les chefs d’état-major des pays membres se réunissent à Accra ce jeudi. L’option militaire est sur la table, mais ce n’est pas celle que nous préférons. Nous l’envisageons comme une mesure de dernier recours.
Sous quel délai la Cedeao considèrera-t-elle que les négociations ont échoué ?
Il n’y a de délai que si les autorités refusent de négocier ou que les négociations n’aboutissent pas. Nous sommes ouverts au dialogue. Je ne vais pas discuter des délais.
Mais n’auriez-vous pas besoin de l’approbation du Conseil de sécurité des Nations unies avant toute intervention militaire ? La Russie en est un membre permanent et elle s’est prononcée contre cette éventualité…
Les puissances qui jouent un rôle en Ukraine ont-elles au préalable demandé l’avis du Conseil de sécurité ? Pourquoi la Cedeao devrait-elle le faire ? Lorsque nous sommes allés au Liberia et en Sierra Leone, nous n’avons rien demandé au Conseil de sécurité. Nous l’avons informé après coup. Alors pourquoi aurions-nous besoin [de le consulter] maintenant ?
J’ajoute que je connais bien l’ONU et que, la plupart du temps, lorsque les pays africains disent qu’ils vont au Conseil de sécurité, la bénédiction internationale n’est que secondaire. Ce qu’ils veulent vraiment, c’est obtenir une contribution à l’effort, un soutien financier et matériel.
Mais même le Parlement de la Cedeao n’a pas soutenu l’intervention militaire…
Je ne conteste pas le fait que les avis soient divisés, y compris – et surtout – au Nigeria. Entre le Niger et le nord du Nigeria, ce sont des relations commerciales, c’est un même peuple. Il y a quelque 700 000 réfugiés nigérians au Niger.
Pour ce qui est des négociations, le Premier ministre [du Niger] nous a tendu la main et nous a dit qu’il était prêt à discuter, mais si vous l’écoutez attentivement, vous verrez qu’il tient un double langage. [Les putschistes] sont prêts à discuter, mais poursuivent leurs actions provocatrices en accusant le président de trahison. En quoi cela favorise-t-il les pourparlers ?
Le Burkina Faso et le Mali ont déclaré que tout acte d’agression contre le Niger serait considéré comme une attaque contre eux-mêmes. Ne craignez-vous pas que cela n’aggrave la crise dans toute la région ? Et que se passerait-il si la Cedeao intervenait et que la junte ouvrait son arsenal et que des acteurs non étatiques avaient accès à des armes ?
Dans la planification militaire des chefs d’état-major de la Cedeao, tous ces facteurs de risque ont été pris en compte. Nous savons de quoi le Burkina Faso est capable. Nous savons ce dont le Mali est capable et ce dont il est incapable. Il est naturel que les pays qui font l’objet de sanctions de la part de la Cedeao se regroupent. Mais qu’ils soient en mesure de mettre leur menace à exécution, c’est une autre affaire.
Ces coups d’État menés en Afrique de l’Ouest sont-ils la conséquence d’un déficit de gouvernance ?
Aujourd’hui, les putschistes du Burkina Faso, du Mali et maintenant du Niger invoquent l’insécurité, en particulier le terrorisme, pour justifier leur passage à l’acte. Mais à qui incombe la responsabilité première de lutter contre les terroristes ? N’est-ce pas le rôle de l’armée ?
Ces coups d’État se déroulent dans des pays francophones. Cela accrédite-t-il l’idée selon laquelle il s’agit d’une rébellion contre l’impérialisme français ?
La domination française dans le secteur de la sécurité, avec des bases dans tous ces pays, et la protection apparente dont bénéficiaient des dirigeants impopulaires auprès des masses, tout cela joue. Mais la situation est plus complexe.
Si vous regardez les coups d’État qui ont eu lieu, il s’agit d’une ceinture qui chevauche le Sahara et les pays côtiers, de la Guinée au Soudan. Le Soudan n’est pas francophone. La Guinée n’a pas toujours été proche de la France. C’est une ancienne colonie rebelle et c’est l’une des premières à avoir obtenu son indépendance, en 1958. La France l’a sévèrement punie pour cela. Par ailleurs, pourquoi n’y a-t-il pas de coups d’État en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Togo ou au Bénin ? Il faut tenir compte du fait que les pays du Sahel sont confrontés à de graves problèmes climatiques, entre précipitations irrégulières et sécheresses, ce qui génère des conflits intercommunautaires.
Quant au coup d’État au Niger, il n’est pas fondé sur des sentiments anti-français. Il s’agit d’un coup d’État de palais. Des personnes payées pour protéger le président l’ont pris en otage, se sont emparées du pouvoir et ont commencé à chercher des justifications et à mobiliser les gens contre les Français. L’histoire vous dira que le coup d’État n’avait rien à voir avec un éventuel sentiment anti-français au sein de l’armée.
Vous avez demandé le rétablissement de Mohamed Bazoum dans ses fonctions. Les chefs d’État renversés ne reviennent jamais au pouvoir… Est-ce non négociable ?
C’est une question piège. Le président a été pris en otage et qu’attendez-vous de la Cedeao ? Qu’elle l’oublie ? Ce n’est pas ce que nous allons faire. Nous demandons sa libération et sa réintégration. Est-ce réaliste ? La junte a menacé de le tuer en cas d’intervention, c’est du chantage.
Mais si Mohamed Bazoum était rétabli dans ses fonctions, les putschistes pourraient à leur tour être poursuivis pour trahison…
Je ne dévoilerai pas le contenu des négociations. Mais la ligne rouge, c’est la sécurité et l’intégrité physique du président et des membres de sa famille. Nous tenons la junte pour responsable de son bien-être. S’il lui arrive quoi que ce soit, elle le paiera très cher.
Selon certaines informations, un fils du président aurait besoin de soins médicaux. La Cedeao est-elle en contact avec Mohamed Bazoum ?
Au début, oui. Puis, plus tard, les militaires lui ont coupé l’accès.
On nous a effectivement dit que son fils de 20 ans avait besoin de soins. Cela montre le degré d’inhumanité [des putschistes]. Qu’est-ce que le fils a à voir avec le père, qu’est-ce qui justifie qu’il soit retenu en otage ?
Quelle est l’efficacité des sanctions de la Cedeao ? Peut-on vraiment dire que l’Union africaine [UA] est sur la même ligne en matière d’intervention militaire ?
J’ai participé à la réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’UA le 14 août et, bien sûr, les avis sont partagés. Il y a des pays dans la région de la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe] où, en raison de leur histoire, le récit de la révolution et de l’insurrection trouve un certain écho et où il existe donc une solidarité naturelle.
Pour ce qui est des sanctions, elles ont déjà commencé à faire leur effet. Lundi, l’ambassadeur nigérien présent à la réunion de paix de l’UA a détaillé les souffrances déjà endurées par le pays. Environ 60 % à 70 % de l’économie du Niger dépend du Nigeria. Ses importations et ses exportations ne passent pas par l’Algérie, mais par le Bénin. Le refus d’Alger d’accepter les sanctions a donc un impact minime.
Le secrétaire d’État américain s’est entretenu avec le président Tinubu il y a quelques jours et lui a demandé de veiller à ce que la Cedeao maintienne la pression sur le Niger. Comprenez-vous que cela donne l’impression que l’organisation est instrumentalisée par les Occidentaux¬ ?
Les États-Unis soufflent le chaud et le froid en ce qui concerne le Niger. D’une part, ils soutiennent la Cedeao mais, d’autre part, ils maintiennent leur armée sur place. Ils ont déployé un ambassadeur dans le pays et des signes indiquent qu’ils ne veulent pas d’une intervention militaire.
Les États-Unis fournissent un soutien budgétaire d’environ 2 milliards de dollars par an au Niger. Et, bien sûr, ils ont des intérêts stratégiques dans le pays. Ils comptent environ 1 100 soldats au Niger et leur plus grande base de drones au Sahel, tout comme les Français, qui dénombrent également environ 1 500 soldats dans le pays. Les États-Unis et la France étaient d’ailleurs présents lors du coup d’État. Ils ne l’ont pas empêché, même s’ils auraient pu le faire s’ils l’avaient voulu, parce qu’ils ont tout l’équipement nécessaire et tout ce qu’il faut sur place.
Si nos principes coïncident avec les positions de l’Occident, qu’il en soit ainsi. Si les États-Unis soutiennent la Cedeao, quel mal y a-t-il à cela ? Nous avons besoin du soutien de tous, des anges comme des démons, tant que nous pouvons rétablir l’ordre constitutionnel. Cela ne signifie pas que nous sommes téléguidés par quelqu’un de l’extérieur, la Cedeao prend ses décisions en toute indépendance.
Il est important que nous soyons nuancés dans notre analyse, car quiconque s’oppose à la junte est considéré comme un laquais de l’Occident. Il s’agit d’un récit dominant qui est erroné mais qui convient à des universitaires paresseux. Pour eux, il s’agit d’anti-impérialisme. Qu’y a-t-il d’anti-impérialiste chez le général Tiani, qui a été l’un des éléments clés utilisés pour promouvoir les intérêts occidentaux dans le pays ? Tout d’un coup, il est devenu Che Guevara ?
(Source : Jeune Afrique)