Alors que les grandes puissances s’affrontent sur le terrain des voitures électriques et des technologies émergentes, l’Afrique pourrait bien tirer son épingle du jeu. Entre opportunités de croissance et menaces pour l’industrialisation locale, le continent se retrouve à la croisée des chemins. Saisir les fruits de cette nouvelle guerre commerciale ou protéger son tissu industriel ? Un dilemme qui pourrait redéfinir son rôle dans l’économie mondiale.
Au début de l’année, les États-Unis ont annoncé une augmentation des droits de douane sur les voitures électriques chinoises pouvant aller jusqu’à 100 %. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision a suscité des réactions en cascade de la part d’autres pays et communautés économiques.
L’Union européenne a confirmé début juin qu’elle envisageait d’imposer des droits de douane de 17 à 38 % sur les voitures électriques chinoises. D’autres marchés importants sont entrés dans la danse. La Turquie a annoncé des droits de douane allant jusqu’à 40 % sur tous les types de voitures chinoises, et le Brésil a réimposé des droits de douane sur les importations de voitures électriques cette année et les augmentera même dans les mois à venir. Le Mexique applique également des droits de douane.
Et l’augmentation des barrières commerciales entre les principaux partenaires potentiels du monde ne devrait pas se limiter à l’automobile. La Maison Blanche a déjà annoncé que d’autres produits en provenance du géant asiatique, tels que les puces, les équipements médicaux, les minéraux critiques, les panneaux photovoltaïques et les grues portuaires, entre autres, seront plus lourdement taxés à la douane. Washington répond ainsi à la Chine, qu’elle accuse de subventionner certaines industries avec de l’argent public afin d’inonder le marché mondial et de contrôler des marchés et des technologies clés.
Les conséquences pour l’Afrique
Avec une capacité de production énorme qui dépasse la demande intérieure, les entreprises chinoises devront chercher de nouveaux marchés pour leurs produits dans le monde entier. Dans ce contexte, les marchés émergents tels que l’Amérique latine ou l’Afrique sont susceptibles de devenir la destination alternative privilégiée pour ces produits. Les conséquences pour les citoyens africains et les économies régionales pourraient se présenter sous différents angles.
D’une part, la région pourrait bénéficier de meilleurs produits à des prix plus bas. La concurrence internationale en général, et celle de certains produits chinois difficiles à commercialiser aux États-Unis et en Europe, apporterait à la région de meilleurs produits à des prix plus bas, tels que les véhicules électriques, les panneaux solaires ou les puces. Les consommateurs africains, si les pays de la région restent à l’écart des conflits commerciaux et appliquent des politiques douanières laxistes, pourraient saisir l’occasion de ce que l’on appelle souvent un « saut de grenouille » ou un saut vers les produits de dernière technologie à un meilleur prix en sautant une étape technologique. Peut-être que de nombreux Africains qui n’ont jamais possédé de voiture à essence pourront passer à une voiture hybride bon marché ou à une électricité abordable grâce à la baisse du prix des panneaux solaires. Si la voiture électrique est la principale préoccupation des gouvernements du Nord, les panneaux solaires pourraient révolutionner le confort et la productivité en Afrique, la région du monde qui présente le plus grand potentiel pour cette technologie selon plusieurs rapports, et en même temps le continent où l’électrification a encore un long chemin à parcourir.
D’autre part, l’ouverture des marchés africains aux importations bon marché représenterait un nouvel obstacle au processus d’industrialisation régionale, voire une concurrence insupportable pour la faible base manufacturière de la région, que ce soit dans le secteur automobile, les énergies renouvelables (panneaux solaires, éoliennes, etc.) ou d’autres secteurs.
Opportunités de croissance
Plusieurs dilemmes se posent aux gouvernements africains : accepter le flot prévisible de produits chinois bon marché pour améliorer le niveau de vie de la population africaine et la productivité ? imposer des droits de douane pour sauvegarder l’industrie locale ? rechercher des accords de libre-échange pour tirer parti de la concurrence géopolitique internationale et s’insérer dans la chaîne de valeur mondiale par le biais de la délocalisation amicale et de la délocalisation proche ?
Avec une démographie et un marché intérieur en forte croissance dans les années à venir, l’Afrique se trouve dans une situation avantageuse comme elle ne l’a pas été depuis des décennies, si elle sait tirer son épingle du jeu.
La concurrence mondiale entre les deux superpuissances que sont la Chine et les États-Unis, sans oublier l’Inde émergente et l’Union européenne, est une opportunité pour le continent de négocier sur plusieurs fronts afin d’obtenir de bons accords commerciaux, économiques et d’investissement avec les principales économies du monde.
Selon toute vraisemblance, les pays africains seront de plus en plus courtisés par Pékin, Washington, Bruxelles ou Delhi pour se rapprocher de leur orbite économique. Par exemple, l’adhésion de l’Union africaine (UA) au G20 ou l’invitation faite à l’Égypte et à l’Éthiopie de rejoindre le club des BRICS est un symptôme clair de cette nouvelle réalité géopolitique dans laquelle l’Afrique est appelée à jouer un rôle plus important.
Union des forces pour suivre l’exemple chinois de la fin du 20e siècle.
Si les accords d’intégration régionale progressaient dans leur coordination et agissaient vis-à-vis des grandes superpuissances comme s’il s’agissait d’une « Union européenne », le pouvoir et la position de l’Afrique dans la chaîne mondiale du commerce et de la valeur pourraient subir un changement significatif dans les années à venir.
Les constructeurs automobiles chinois, par exemple, ont déjà annoncé des investissements de plusieurs millions de dollars dans des usines au sein de l’UE, au Brésil ou au Mexique pour faciliter l’entrée de leurs produits sur ces marchés en échange de la délocalisation d’une partie de leur production vers ces marchés. L’Afrique pourrait-elle demander la même chose pour stimuler son secteur automobile ou encourager la fabrication de panneaux solaires dans chaque maillon de sa production ?
À la fin du siècle dernier, le gouvernement de Pékin a négocié avec les entreprises les plus importantes et les plus avancées technologiquement de l’époque l’ouverture de son immense marché intérieur en échange d’investissements dans le pays et de transfert de savoir-faire technologique. Une politique qui a favorisé son développement technologique et industriel pour en faire le géant économique qu’elle est aujourd’hui.
L’une des clés du succès des négociations était son gigantesque marché intérieur de plus de 1,2 milliard d’habitants à l’horizon 2020. L’Afrique est désormais l’égale de l' »Empire du Centre » avec ses 1,4 milliard d’habitants, dont 1,2 milliard au sud du Sahara, avec une population beaucoup plus jeune mais aussi des marchés très fragmentés.
Pour reproduire le succès de la Chine à la fin du 20ème siècle, le renforcement et la consolidation des différentes organisations africaines d’intégration régionale telles que l’UEMOA ou la CEMAC en Afrique de l’Ouest et centrale, ou la SACU, l’EAC ou le COMESA en Afrique de l’Est et leur validation en tant qu’interlocuteurs de leurs nations membres vis-à-vis des superpuissances mondiales serait une étape très importante pour que la région tire le meilleur parti possible de la nouvelle ère de concurrence technologique, économique et commerciale dans laquelle le monde est entré.
De même, un rôle accru de l’organisation de l’Union africaine et une relance du projet de « marché de libre-échange » de l’AfCFTA pourraient être essentiels pour négocier avec succès de meilleures conditions dans le cadre de la réorganisation du commerce mondial.
Le proverbe africain dit que « lorsque les éléphants se battent, l’herbe est piétinée », mais la vérité est que lorsque deux éléphants se battent, il peut aussi arriver que les fruits des arbres tombent au sol et puissent être récoltés.
Igor Galo