Quelque 205 millions d’Indonésiens sur 270 millions d’habitants se rendent aux urnes ce mercredi 14 février pour renouveler leur Parlement, désigner leurs représentants locaux et choisir le nouveau président de la République. Le sortant Joko Widodo ne peut se représenter au terme de ses deux mandats consécutifs. Jour décrété férié, le vote devrait rassembler au moins 80% des électeurs, un taux moyen de participation record dans la région Asie-Pacifique et à l’échelle mondiale.
Outre les innombrables candidats à l’élection législative (près de 10 000 pour 575 sièges à pourvoir), trois candidats sont en lice en Indonésie pour l’élection présidentielle. Chacun propose un « ticket » à la manière de l’élection américaine, c’est-à-dire un colistier qui se destine à devenir son vice-président. Les candidats à la fonction suprême sont désignés par un numéro.
Numéro 1 : Anies Baswedan (colistier: Muhainim Iskandar)
Anies Baswedan, âgé de 54 ans, a fait ses études aux États-Unis, et est entré en politique après une carrière universitaire. Ex-plume du candidat Joko Widodo lors de l’élection présidentielle de 2014, il se présente comme indépendant sous la bannière de la « Coalition pour le changement » adoubée par différents mouvements politiques. Ancien ministre de l’Éducation du premier gouvernement Jokowi (le surnom de Joko Widodo) et ancien gouverneur de Jakarta, il est accompagné de Muhaimin Iskandar, président du Parti de l’éveil national (PKB), le plus grand parti politique musulman d’Indonésie. Ils ont reçu le soutien du parti NasDem et d’un autre parti musulman, le Parti pour la justice prospère (PKS).
Le candidat Anies Baswedan et son colistier entendent rendre l’Indonésie « juste et prospère pour tous les Indonésiens », en développant 40 villes à travers le pays et en annulant le projet phare de Jokowi de relocaliser la capitale indonésienne sur l’île de Kalimantan (Bornéo) à Nusantara. Quand Anies Baswedan s’est présenté au poste de gouverneur de Jakarta en 2017, on lui a reproché d’avoir joué sur le sentiment religieux des électeurs musulmans contre son rival Basuki Tjahaja Purnama, de confession chrétienne, plus connu sous le nom d’Ahok, qui a fini par être emprisonné 2 ans pour blasphème, car il avait justement critiqué l’usage du Coran par ses adversaires dans la campagne.
Numéro 2 : Prabowo Subianto (colistier: Gibran Rakabuming Raka)
L’actuel ministre de la Défense Prabowo Subianto, âgé de 72 ans, ancien général des forces spéciales indonésiennes, impliqué dans plusieurs violations des droits de l’homme notamment au Timor oriental et en Papouasie (accusé mais jamais inculpé), se présente pour la troisième fois au poste le plus élevé, après avoir perdu contre Jokowi en 2014 et 2019. Son colistier, Gibran Rakabuming Raka, maire de Solo (ville de 500 000 habitants dans le centre de Java) et fils aîné de Joko Widodo, n’a que 36 ans et n’est parvenu à se présenter qu’après un arrêt de la Cour constitutionnelle autorisant les candidats de moins de 40 ans à concourir s’ils ont été ou exercent actuellement les fonctions de gouverneur, régent ou maire. Une décision entachée par des accusations de népotisme, dans la mesure où le président du tribunal de la Cour constitutionnelle était Anwar Usman, beau-frère de Jokowi.
À la tête de Gerindra, un parti politique nationaliste populiste de droite, Prabowo a reçu le soutien d’une coalition d’autres partis, dont Golkar et le Parti du mandat national (PAN). Prabowo et Gibran n’ont pas reçu le soutien direct de Jokowi, car le président sortant est censé rester neutre, mais ils font figure de candidats de la « continuité ». Ils ont proclamé leur volonté de poursuivre la feuille de route de Jokowi visant à faire de l’Indonésie d’ici 2045 l’une des plus grandes économies au monde. Prabowo promet aussi la construction de plusieurs millions de logements dans les zones rurales et des repas gratuits pour les écoliers afin de remédier au retard de croissance qui se manifeste chez les plus pauvres.
Numéro 3 : Ganjar Pranowo (colistier: Mahfud MD)
Ancien gouverneur de Java central, Ganjar Pranowo, âgé de 55 ans, est issu des rangs du Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P), parti politique nationaliste et laïc qui avait soutenu Joko Widodo à la présidence en 2014 et 2019, dirigé par l’ex-présidente Megawati Sukarnoputri, fille du héros national et premier président indonésien, Sukarno. Ganjar Pranowo est accompagné par Mahfud MD, 66 ans, ancien ministre coordonnateur des Affaires politiques, juridiques et de sécurité. Ganjar se présente comme un candidat proche du peuple et de ses préoccupations, mettant en avant sa volonté d’améliorer les conditions de vie des plus démunis en élargissant notamment le champ de la protection sociale.
Il a reçu le soutien du Parti uni du développement (PPP), du Parti de la conscience populaire (Hanura) et du Parti indonésien de l’unité (Perindo). Ganjar a fait l’objet d’une controverse internationale dans le cadre de la campagne qu’il avait lancé en 2023 pour exclure Israël de la participation à la Coupe du Monde de la Fifa des moins de 17 ans qui devait se dérouler en Indonésie. Un tournoi finalement déplacé par la Fifa en Argentine, du fait même de l’action de Ganjar, qui a perdu le soutien des très nombreux fans du ballon rond dans l’archipel, mais a récupéré au passage celui des islamistes radicaux et des partisans de la cause palestinienne.
Quels sont les enjeux de l’élection présidentielle ?
L’emploi et le coût de la vie comptent parmi les préoccupations majeures des Indonésiens, comme dans de nombreux pays. Selon l’Agence centrale de la statistique (Badan Pusat Statistik), le taux de chômage en août 2023 était descendu à 5,32%, et le salaire mensuel moyen en Indonésie s’élevait à 3,18 millions de roupies (188 euros). Il est toutefois intéressant de constater que selon les résultats de l’étude « What worries the world » de l’Institut français Ipsos en Indonésie, la corruption reste la première préoccupation de 53% des électeurs, suivie par la pauvreté (43%) et la criminalité (22%). Ces trois préoccupations étant intimement liées dans l’esprit des électeurs de l’archipel qui considèrent que la corruption est un acte criminel dont la conséquence directe est l’appauvrissement de l’Indonésie au bénéfice de l’enrichissement de quelques-uns.
Si la présence dans le scrutin du propre fils de Joko Widodo comme colistier de Prabowo Subianto a permis à ce dernier de décoller dans les sondages (pour 81% des Indonésiens, les orientations suivies par Jokowi ont amené le pays dans la bonne direction), le mouvement estudiantin ne l’a pas entendu de la même oreille. Les manifestations étudiantes survenues ces dernières semaines sur les campus indonésiens sur fond de revendications incluant aussi la question des droits de l’homme sonnent comme une mise en garde envers le prochain gouvernement, particulièrement si sa composition venait à déplaire aux manifestants.
Troisième plus grande démocratie et premier pays musulman du monde par sa population (environ 88% des Indonésiens sont musulmans), l’archipel profite d’une situation stratégique lui conférant une importance géopolitique. Membre de plusieurs organisations internationales, dont les Nations unies, le G20 et l’Asean, l’Indonésie occupe une place d’envergure dans les affaires régionales et internationales. La stabilité politique du pays est un rouage essentiel dans le maintien de la paix et de la stabilité régionale. Comptant parmi l’un des plus grands exportateurs mondiaux de charbon, de nickel et d’huile de palme, l’Indonésie joue aussi un rôle-clé dans la crise du changement climatique.
Dans la lutte d’influence entre les États-Unis et la Chine en Asie, l’Indonésie est considérée par Washington comme un « État swing » (c’est à dire en fait un État non-aligné). Joko Widodo a ainsi considérablement renforcé les liens avec la Chine en même temps qu’il a maintenu une relation solide avec les États-Unis, en particulier dans le domaine de la défense. Et si l’Indonésie a voté une résolution de l’ONU condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle s’est refusée à appliquer des sanctions économiques contre Moscou.
Que disent les sondages ?
Le ticket Prabowo-Gibran est resté en tête des intentions de vote durant toute la campagne, entre 45 et 48% selon les différents instituts, pour même dépasser la barre des 50% dans les derniers jours avant le scrutin. Si ces chiffres devaient être confirmés par les électeurs, le ticket Prabowo-Gibran l’emporterait dès le premier tour. Le ticket Ganjar-Mahfud MD donné entre 26 et 20% a pour sa part subi une nette érosion en fin de campagne, descendant entre 16 et 19% des intentions de vote. Une régression qui s’est surtout opérée au profit du ticket Anies-Iskandar, crédité entre 16 et 20% au début de la campagne, pour terminer entre 20 et 25% des intentions dans la dernière ligne droite.
Pour son dernier meeting de campagne, Anies Baswedan, le « troisième homme » de cette élection, a rassemblé plus de 100 000 de ses partisans au Jakarta International Stadium, le stade du club de foot de la capitale indonésienne. À l’issue du rassemblement, il explique au micro de RFI au cours d’une conférence de presse ce qui le distingue, selon lui, des autres candidats.
Comment se déroule ce gigantesque scrutin ?
Le 14 février, environ 820 000 bureaux de vote répartis au travers des 18 000 îles de cet archipel tentaculaire ouvrent dès 7h du matin et referment leurs portes à 13h, dans les trois fuseaux horaires indonésiens (UTC +7/8/9). Les électeurs âgés de plus de 17 ans (52 % des électeurs inscrits ont moins de 40 ans et un tiers d’entre eux ont moins de 30 ans) doivent choisir parmi les trois tickets présidentiels ainsi que parmi plusieurs dizaines de milliers de candidats qui s’affrontent autour de 20 000 postes nationaux, provinciaux et de district. Enfin, 10 000 candidats issus de 18 partis politiques sont en lice pour décrocher l’un des 575 sièges du Parlement national. Chaque parti politique doit compter une femme à au moins un poste sur trois sur ses listes. Il faut obtenir au moins 4 % des voix au niveau national pour espérer être représenté au Parlement.
Le vote dont sont exclus les policiers et les militaires est supervisé par près de sept millions d’assesseurs, fonctionnaires électoraux et travailleurs indépendants. En 2019, lors du dernier scrutin, près de 900 d’entre eux sont morts du fait du surmenage occasionné par ce gigantesque scrutin. Le décompte des voix commence dès la fermeture des bureaux de vote. Grâce à la méthode de l’échantillonnage, des projections sur les résultats seront publiées dans la soirée du 14 février par la commission électorale. Un premier décompte que les observateurs de la vie politique indonésienne estiment être assez fiable. Le résultat officiel devrait être connu sous 30 jours, peut-être un peu plus si les chiffres s’avèrent serrés. La loi électorale prévoit un délai maximum de 35 jours pour la divulgation des résultats définitifs. Le nouveau président doit être investi le 20 octobre et nommer son gouvernement sous 15 jours.
Trois questions à Soeprapto Tan, directeur exécutif de la branche indonésienne de l’institut Ipsos
« Désormais c’est sur les réseaux sociaux que se mène la bataille »
RFI : Pourquoi cette élection présidentielle est-elle plus importante que les autres ?
Soeprapto Tan : Cette élection est très importante, car le grand enjeu pour le prochain président sera de poursuivre le développement entamé il y a 10 ans, dans la mesure où l’Indonésie se trouve maintenant à la croisée des chemins: il y a toujours le risque de s’engager dans une forme de stagnation, comme un contrecoup de cet incroyable bond en avant que nous connaissons. Notre pays est en pleine mutation, il est en train de passer de l’état d’un pays en voie de développement à celui d’un pays développé, nous sommes vraiment tout près de cela. Quel que soit le prochain président, le défi va être de continuer sur notre lancée. Le candidat n°2 [Prabowo Subianto, ndlr] a de bonnes chances de l’emporter mais avec le n°1 [Anies Baswedan, ndlr] et le n°3 [Ganjar Pranowo, ndlr] c’est du 50/50, il y a un risque que je qualifierais donc de risque politique. Mais quoi que décident les électeurs, au moins on ne peut plus retourner en arrière. Au pire, en cas de stagnation, on devra se contenter de ce que l’on a fait jusqu’à présent.
Le problème majeur de la corruption n’est-il pas le défi ultime du prochain président ?
Quasiment tout projet représentant une certaine envergure implique des commissions et donc de la corruption, c’est quasiment prévu à l’avance. Même pendant la période du Covid. Qu’est-ce que ça signifie, sinon que nous ne sommes pas un pays parfait… A mon sens, c’est vraiment la clé de tout, le prochain président, quel qu’il soit, devra s’employer à régler le problème de la manière la plus définitive possible. Un projet de loi est en cours d’examen au Parlement, qui permettra sans doute de traiter plus durement le problème de la corruption, en imitant un peu ce qui s’est passé en Chine avec la confiscation des biens des corrompus. Mais tout ça c’est long, et il y a encore du chemin à faire. Et puis il existe un autre enjeu de taille, à savoir celui de l’élargissement de la classe moyenne: les gens reçoivent une meilleure éducation, ils ont de meilleurs opportunités, ils grimpent l’échelle sociale, ils ont de meilleurs emplois qu’avant.
Quel regard jetez-vous sur la campagne électorale de cette élection ?
J’ai remarqué que pendant cette campagne présidentielle, et c’est vraiment la première fois que cela se produit, la religion n’a pas été un enjeu. Parce que c’est ce qui divisait la nation dans le passé, même en 2019 lors de la précédente présidentielle, par exemple dans ma propre famille on s’affrontait en raison de croyances individuelles. Mais au moins, maintenant, le climat est bien plus positif, c’est bien plus enthousiasmant. Et puis dans le passé, il y avait par exemple des candidats qui occupaient tout l’espace médiatique à la télé, en achetant beaucoup d’espaces publicitaires aux heures de grande écoute. Mais ça a changé, car désormais c’est sur les réseaux sociaux que se mène la bataille.Donc, au final, même si on n’est pas d’accord, on peut échanger autant qu’on veut, car on a tourné le dos aux vieilles méthodes qui consistaient à diviser les gens. Chacun s’exprime librement, quel que soit son origine, son ethnie, ses opinions… Personne ne se sent vraiment offensé par ce que peut dire autrui, et c’est un vrai signe de maturité politique et démocratique dans cette élection. On ne connaissait pas cela avant.Vous voyez le progrès accompli, et c’est plutôt une belle chose pour la société indonésienne. D’une certaine façon, l’Indonésie a enfin atteint l’unité dans la diversité, qui est la devise du pays. Une devise, au départ, c’est surtout une intention, c’est clair. Dans ce cas précis, on essaye d’être de plus en plus unis.
Source: Rfi