En l’espace d’une décennie, Mohammed ben Zayed, alias MBZ, a fait des Émirats arabes unis un acteur incontournable sur le continent, notamment grâce à son pouvoir financier. Cependant, son influence provoque aussi certains déséquilibres, notamment dans la Corne de l’Afrique.
Au cours de la dernière décennie, les Émirats arabes unis (EAU) sont devenus les quatrièmes investisseurs étrangers en Afrique derrière la Chine, l’Union européenne et les États-Unis. Entre 2012 et 2022, les EAU ont injecté 60 milliards de dollars sur le continent dans les infrastructures, l’énergie, l’agro-alimentaire, les télécoms et les transports. Cette pétromonarchie du golfe est devenue un acteur incontournable dans la corne de l’Afrique et dans plusieurs pays du continent, au point, estime Eleonora Ardemagni, experte du Moyen-Orient, dans une analyse pour l’ISPI (Institut pour les études de politiques internationales, Milan) publié en juin 2023, d’être « le seul pays capable de rivaliser avec la Chine aussi bien en Afrique de l’Est qu’en Afrique de l’Ouest ».
Cette montée en puissance des EAU en Afrique coïncide avec l’arrivée au pouvoir de Mohammed Ben Zayed Al Nahyane, plus connu sous ses initiales MBZ, qui a remplacé son demi-frère, Khalifa, victime d’un accident vasculaire cérébral, au poste de président des EAU en 2014, avant de lui succéder officiellement en 2022, et de devenir également émir d’Abu Dhabi. Dès 1993, celui qu’on surnomme le « faucon du golfe » est devenu le commandant des forces armées émiraties (avant d’être ministre de la Défense), et s’est érigé petit à petit comme le véritable homme fort de la péninsule arabique.
Quant à la naissance d’une vraie « politique africaine » émirienne, elle remonte à une quinzaine d’années, « motivée par les opportunités qu’offre le continent, elle sert avant tout les intérêts commerciaux des EAU et répond à leurs impératifs en matière de sécurité alimentaire », souligne Jean-Loup Samaan, chercheur associé à l’IFRI (Institut français des relations internationales).
C’est ainsi que les EAU sont devenus une sorte de « nouvelle Venise » médiévale à la « politique impériale », selon Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, auteur de l’ouvrage Les Émirats arabes unis à la conquête du monde. L’Afrique, en effet, est perçue par MBZ, qui cherche à sortir son pays de la dépendance aux hydrocarbures, comme un moyen d’assurer la survie de son État, un réservoir de ressources et une potentielle zone d’influence. Un chiffre éloquent : 60 % des exportations minières de la République démocratie du Congo sont dirigées vers les EAU et la Chine.
Depuis 2006, le pilier de cette politique et des ambitions économiques émiriennes, n’est autre que la concession portuaire, à travers deux sociétés : DP World, basée à Dubaï, et Abu Dhabi Ports Group, basée à Abu Dhabi. DP World – qui contrôle plus de 87 ports dans 40 pays à travers le monde – et Abu Dhabi Ports Group ont un solide ancrage en Afrique de l’Est (Tanzanie, Somaliland, Mozambique, Soudan, Djibouti, Puntland) mais également au Rwanda, au Congo, en Angola, au Sénégal, en Guinée, ainsi qu’en Afrique du sud, en Algérie et en Égypte. « En fait, les Émirats arabes unis contrôlent plus de la moitié des ports en Afrique de l’Est, dont cinq au Mozambique, ce qui leur assure une influence stratégique en Mer rouge », précise Cameron Hudson, vétéran de la CIA et spécialiste des questions de sécurité au Center for Strategic and International Studies (CSIS), à Washington.
L’économie émiratie reposant en partie sur le commerce et l’import-export, cette « stratégie de chaîne des ports » permet aux EAU d’accéder aux marchés africains et de jouer le rôle de « super hub » entre l’Afrique et l’Asie. Elle sert également la souveraineté alimentaire des EAU qui, dépendant à 85 % des importations, font partie des principaux acheteurs de terres agricoles en Afrique, avec le Qatar et l’Arabie Saoudite. Abu Dhabi détient des terres au Nigeria, en Namibie, au Maroc, au Ghana ou encore au Soudan (400 000 hectares).
Nouvelle Venise ou Nouvelle Sparte ?
En 2023, le cheikh Ahmed Dalmook Al-Maktoum, membre de la famille régnante de Dubaï, deuxième dirigeant de l’émirat de Dubaï, a signé un protocole d’accord inédit avec le Libéria prévoyant la cession pour trente ans des droits exclusifs sur un million d’hectares de forêts à sa société Blue Carbon LCC, soit 10 % de la surface de ce pays d’Afrique de l’Ouest. La même société a noué des accords similaires avec la Tanzanie, la Zambie et le Zimbabwe, avec la promesse de convertir leurs terres en crédit-carbone, ce que certaines ONG considèrent comme du greenwashing et une forme de colonialisme. De même, les EAU qui souffrent de stress hydrique cherchent à asseoir une influence politique et économique dans les pays se trouvant sur le parcours du Nil, en particulier l’Éthiopie, grenier céréalier des EAU, dont le Premier ministre, Abiy Ahmed, est un protégé de MBZ.
Mais la politique africaine des EAU a évolué en fonction des intérêts géostratégiques de son dirigeant. Ses priorités sont devenues politiques, sécuritaires et militaires depuis les printemps arabes de 2011 puis la guerre au Yémen contre les Houthis, à laquelle les EAU ont participé aux côtés de l’Arabie Saoudite à partir de 2015. « Trois facteurs ont contribué à ce tournant : l’inquiétude suscitée par les soulèvements populaires dans certains pays arabes, l’escalade des tensions entre la famille régnante d’Abu Dhabi et le mouvement Al Islah, branche locale des Frères musulmans, conduisant à l’interdiction de ce dernier en 2014, et enfin la consolidation du pouvoir de MBZ en interne (dont l’axe central est le combat contre l’islam politique, les Frères Musulmans et l’Iran). Cette combinaison a déclenché un activisme régional émirien sans précédent et un emploi décomplexé de la puissance, qui tranche résolument avec la pratique des décennies précédentes », analyse Jean-Loup Samaan. Autrement dit, les EAU ont muté en nouvelle Sparte du golfe, en référence à la cité-État de la Grèce antique connue pour sa force militaire.
Afin de sécuriser ses voies d’approvisionnement et de bénéficier d’un point d’appui pour lancer ses opérations vers la côte yéménite, MBZ a organisé son déploiement militaire dans la corne de l’Afrique, notamment au port d’Assab en Erythrée jusqu’en 2021, et dans une moindre mesure avec celui de Berbera, au Somaliland.
Le leader des EAU a également fait preuve d’une approche plus offensive et coercitive, conditionnant ses investissements à l’alignement des chefs d’État africains sur ses intérêts, et privilégiant souvent un soutien à l’establishment militaire hostile aux islamistes : en Libye avec le maréchal Haftar (jusqu’à un retournement de situation en 2019), en Égypte, en Mauritanie, au Tchad et plus encore au Soudan. Ainsi, depuis plus d’une décennie, MBZ et son frère, Mansour Ben Zayed, vice-président des EAU, soutiennent bec et ongles Mohamed Hamdan Dogolo, alias « Hemetti« , le chef des Forces de Soutien Rapides (FSR), cette organisation paramilitaire, en guerre depuis avril 2023 contre les Forces armées soudanaises (FAS) l’armée régulière d’Abdel Fattah Al-Burhan soutenue par les islamistes. En 2019, cheikh Tahnoun, conseiller à la sécurité nationale émiratie, frère de MBZ et considéré comme « Monsieur Business » en Afrique, a mis un jet privé (de sa compagnie Royal Jet) à disposition du général Hemetti afin que celui-ci se déplace sur le continent et légitime son opposition à Al-Burhan.
Pour autant, les FSR sont responsables de nombreux massacres et autres atrocités au Soudan et au Darfour, et du déplacement de 5,3 millions d’individus, dont plus de 400 000 ont fui au Tchad. Sous couvert de missions humanitaires selon un rapport des Nations unies, les EAU ont livré des armes au FSR, via l’aéroport d’Amdjarass, une ville du Tchad proche de la frontière soudanaise, ce qui leur a permis de contrer l’aviation des FAS. Quant à Hemetti, il est devenu l’homme le plus riche du Soudan en fournissant de milliers de mercenaires aux EAU dans leur guerre au Yémen, puis au maréchal Haftar en Libye. Sa famille, le clan Daglo, a également la mainmise sur les zones d’extraction d’or au Darfour.
La majorité de cet or étant d’ailleurs vendu de façon illicite aux raffineurs de Dubaï, où le frère cadet de Hemetti, gestionnaire de la fortune familiale, réside. Pour autant, les EAU nient toute ingérence : « Ils le font en dépensant énormément d’argent dans les lobbys, les relations publiques et des programmes de charité, principalement au Soudan et au Darfour pour nettoyer leur image », souligne Cameron Hudson. MBZ utilise aussi son « influence portuaire » : alors que le Mozambique préside le Conseil de sécurité des Nations unies tout au long de ce mois de mai, le gouvernement soudanais a demandé à ce que le soutien des EAU au FSR fasse l’objet d’une réunion au sein de cette instance internationale. « Mais comme les émirats contrôlent tous les ports du Mozambique, ils lui ont demandé de ne pas accéder à cette requête », poursuit Cameron Hudson.
Abu Dhabi, élément perturbateur en Afrique ?
Dès lors, comment s’en étonner, l’image des EAU en Afrique est trouble. En 2018, DP World – qui gérait le port de Doraleh (Djibouti) depuis 2006 – a été expulsé par les autorités djiboutiennes au nom de la « souveraineté du pays ». En cause ? Des commissions occultes versées pendant des années à Abdourahman Boreh, président de l’Autorité des ports et zones franches de 2003 à 2008, qui a depuis trouvé refuge à Dubaï. En 2020, la société émiratie Black Shield, a aussi suscité l’indignation de l’opinion publique soudanaise. Sous couvert d’offrir des postes d’agents de sécurité à des jeunes soudanais, elle les envoyait dans des pays en guerre, dont la Libye.
L’opportunisme tout azimut des EAU en Afrique dénote, en fait, un manque de vision sur le long-terme et a des conséquences géopolitiques dévastatrices dans la corne de l’Afrique. En 2018, MBZ a orchestré la fin de l’état de guerre qui durait depuis 20 ans entre l’Éthiopie, dirigée par Abiy Ahmed, et l’Érythrée, dirigée par Isaias Afwerki. L’émir a rencontré les deux chefs d’État avant, pendant et après le processus de réconciliation, matérialisé par la signature d’un traité de paix à Riyad (Arabie Saoudite). L’Érythrée – qui a fait des concessions militaires aux monarchies du golfe depuis la guerre au Yémen – aspirait à s’extirper de son isolement diplomatique et économique.
Quant à l’Éthiopie, qui fait allégeance à Abu Dhabi, elle a offert un accès privilégié à ses ressources aux EAU. Mais in fine, cette nouvelle alliance entre les anciens ennemis s’est muée en conflit armé contre le Front de libération du peuple du Tigré, avec l’appui des drones émiratis. Ces mêmes drones ont sauvé Abiy Ahmed, menacé par des colonnes rebelles en 2021. Dans la foulée, International Golden Group (IGG), le conglomérat de défense émirati – qui serait détenu à 60 % par MBZ et cheikh Tahnoun –, a envoyé une équipe à Addis-Abeba afin d’évaluer d’éventuelles ventes d’armement. Un groupe qui a d’ailleurs servi de paravent pour acheminer des armes en Libye dès 2011 afin de soutenir les rebelles contre Kadhafi, puis le maréchal Haftar. En 2023, l’Éthiopie a paraphé un accord de 6 milliards de dollars impliquant 113 projets émiratis.
Les EAU entretiennent également une relation ambigüe avec la Somalie, notamment parce qu’Abu Dhabi reconnaît implicitement l’existence de la république autoproclamée du Somaliland. Début janvier, les EAU ont été à l’origine d’un accord conclu entre celle-ci et l’Éthiopie, afin qu’Addis-Abeba puisse disposer d’un accès direct à la mer. En échange de quoi, l’Éthiopie s’est engagée à reconnaître cet « État ». Depuis, le président somalien Hassan Cheikh Mohamoud, pourtant proche des EAU, voit rouge et dénonce une attaque contre la souveraineté de son pays.
Or, les EAU disposent d’importants intérêts militaires et économiques en Somalie. L’armée émiratie forme d’ailleurs les militaires somaliens, principalement pour renforcer leur lutte contre les islamistes locaux, les Shebabs. Ces derniers, toujours très actifs, ont revendiqué une attaque terroriste, commise le 10 février dernier sur une base de Mogadiscio, ayant tué quatre officiers originaires des Émirats. MBZ est sans conteste l’homme fort du golfe, mais sa stratégie pose parfois plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
Source: J.A